La malédiction de Frankenstein ou le rapport entre l’auteur et ses personnages.

Voilà un moment que je m’interroge sur la raison qui peut pousser certains auteurs à écrire inlassablement la même histoire, à quelques variations près, sur l’effet que cela peut avoir sur leur santé mentale et, surtout, sur le fait que cela ne semble pas repousser les lecteurs, bien au contraire.

Vaste programme, me direz-vous. Mais ça m’occupe la tête pendant les longues soirées d’hiver durant lesquelles je tricote au coin du feu. Commençons donc par une incursion dans le monde du paranormal et ce que j’appellerai la malédiction de Frankenstein. Oserez-vous m’y suivre ?

Où l’on parle de fantômes.


La plupart des auteurs vous le diront : on ne se débarrasse pas facilement d’un personnage une fois qu’on lui a donné vie. On peut lui faire toutes sortes de choses, le détruire, lui accorder ses désirs les plus fous, il reviendra inlassablement vous hanter. Ce n’est pas vrai de tous les personnages. Mais certains ont ce pouvoir. Et ils vont non seulement pourrir votre vie mais celle de vos lecteurs également.

Les personnages ne sont pas des êtres de chair et de sang. Ils n’ont pas la possibilité d’évoluer sans votre aide, même lorsqu’ils prétendent ne pas vous écouter. S’ils reviennent vous hanter ainsi, vous poursuivre jusque dans vos rêves, c’est parce qu’ils ont besoin de vous pour continuer à exister. Et vous, d’une certaine manière, êtes également dépendant d’eux.

C’est parce qu’ils jailliront de votre plume avec une telle vitalité, un tel éclat, que votre roman pourra se distinguer des autres, qu’il accrochera une partie du lectorat. Vos personnages, c’est le pont qui vous relie à vos lecteurs, celui autour duquel vous pourrez articuler vos histoires. Il est certain que, sans personnage, il n’y a pas d’histoire, l’inverse n’étant pas forcément vrai. Si vous écriviez l’histoire d’un puits, il faudrait soit en faire un être doué de raison, soit le raconter à travers les yeux d’un observateur. Et il est probable que, dans le premier cas, le puits continue à vous suivre durant très, très longtemps et jusque dans votre lit.

Certains diront que c’est parce que les personnages sont le reflet de nos peurs intimes, de nos désirs, de nos espoirs. Peut-être, je ne sais pas. Ce que je sais, c’est qu’ils reviendront vous hanter aussi sûrement que les êtres chers que vous avez connus et qui reposent aujourd’hui au cimetière. Ils se rappelleront à votre attention, vous interpelleront depuis le monde parallèle des personnages de roman. Ils ne disparaîtront simplement pas. Et le succès de votre bouquin ne fera que renforcer leur ascendant sur vous.


Où l’on aborde le concept du roman unique.


Si vous, en tant qu’auteur, avez écrit plusieurs romans différents, vous savez sans doute de quoi je parle. Un fantôme, ça va. Huit ou dix, ça commence à faire lourd. Même les nouvelles peuvent générer des mini-fantômes. Ils seront sans doute moins virulents parce que vous n’avez passé que quelques heures à leur donner vie. Mais ils existeront. Tant que leur influence ne dépassera votre cercle intime, c’est encore supportable. Mais qu’adviendra-t-il le jour où l’un de vos romans, et son ou ses deux personnages principaux, deviennent soudainement un phénomène public qui vous dépasse ?

Quand votre livre est propulsé en tête des meilleures ventes et que vous avez droit aux honneurs nationaux, lorsque les gens autour de vous vous questionnent sans cesse à son sujet, quand vous devez en parler à la radio et à la télé. Qu’advient-il de votre personnage ?

Ce n’est, ni plus ni moins, l’histoire contée par Mary Shelley dans son roman : Frankenstein ou le Prométhée moderne. C’est votre créature qui devient votre maître. Et tel le pauvre docteur de l’histoire, vous pourrez aller vous réfugier au Pôle Nord, vous ne pourrez jamais plus lui échapper.

Comment l’auteur va-t-il se dépêtrer de cela ?


Et bien, trois solutions s’offrent à lui dans ce duel d’influence avec son personnage.

1. Fuir. L’auteur peut tout simplement arrêter d’écrire. Il ou elle a produit son œuvre ultime, peut sans doute vivre des droits d’auteurs jusqu’à la fin de ses jours et disparaît dans un halo de mystère qui l’accompagnera jusqu’à sa mort. Il restera à tout jamais l’auteur mythique de (remplissez les blancs). Ça ne lui permettra sans doute pas d’échapper à son fantôme mais au moins il n’y en aura pas d’autres. Il est possible que l’auteur reçoive un prix honorifique vers la fin de sa vie.

2. Combattre. L’auteur peut courageusement décider d’aller de l’avant, d'ignorer les appels toujours plus pressants de son fantôme et faire son boulot d’écrire des histoires. Il va donc se lancer dans un autre roman, avec de nouveaux personnages, suivi d’un autre roman, et d’un autre. Il restera toujours quelque chose du premier fantôme qui survivra dans ses écrits mais il continuera stoïquement à tracer de nouvelles voies, à explorer de nouvelles avenues. Ces auteurs-là, lorsqu’ils réussissent même moyennement après une première fulgurance, ont de fortes chances de devenir les auteurs classiques de leur temps. Place à l’Académie, au Panthéon, prix Nobel et autre. Certains mourront dans la misère mais seront honorés ultérieurement.

3. Succomber. L’auteur peut décider de faire un mariage de raison avec son fantôme et, à partir de ce jour-là, n’écrira plus une autre histoire originale mais se contentera de nous resservir le même personnage à différentes sauces. On change un ou deux détails et on ressert la même chose sous un très fin vernis de « nouveauté ». Ces auteurs-là seront considérés comme des auteurs populaires et n’auront aucune chance de récolter le moindre prix prestigieux ni honneur. Mais ils vivront de leur art, et plutôt bien. Pas la démarche la plus courageuse mais certainement la plus prudente.

Et le public dans tout ça ?


J’avoue que l’attitude et les choix du public me laissent toujours très perplexe mais c’est sans doute parce qu’on nous a habitués à considérer les gens comme des masses informes. En fait, des gens très différents peuvent devenir « le grand public » au gré de ce qui est proposé à l’achat.

Un livre vantant l’équarrissage des chats, dont toute la presse parle durant des semaines, vend 400,000 exemplaires et on pourrait penser que le grand public n’aime plus les chats et qu’il faut planquer son vieux matou. Pas forcément. Ces ventes ne représentent que 1.6% des acheteurs potentiels de livres. Qu’un peu moins de 2% des lecteurs en France n’aiment pas les chats ne m’étonne pas plus que ça. Pas besoin d’engager un garde du corps pour ma Charline. Le fait qu’on leur donne l’occasion d’exprimer leur passion du tabassage de chat ne signifie pas qu’ils sont le grand public pour autant, même si certains voudraient nous le faire croire pour faire avancer leur propre agenda.

Je ne nie pas qu’il y ait un certain effet collatéral du fantôme familier sur les lecteurs. Comme couvert dans mon précédent article sur la Joconde, certaines personnes n’ont pas envie de se prendre la tête, et on les comprend. Servez-leur du bon vieux réchauffé et ils en redemanderont. Pas de mauvaise surprise en vue, on connaît bien la marchandise. Ces gens-là n’allant pas chercher de nouveaux auteurs ni d’histoires trop originales, ils seront le plus à même d’acheter le dernier bestseller ou le dernier prix littéraire sans trop se poser de questions. Il suffit qu’ils représentent 2% des acheteurs de livres et vous aurez le « grand public » et un « phénomène littéraire ».

Je pense personnellement que ces gens sont une minorité et qu'ils ne jouent qu'un rôle minime dans l'évolution et l'enrichissement de l'art littéraire. Les vrais passionnés, la grosse majorité, sont constamment en train de fouiner dans les bacs des libraires et chez les bouquinistes pour dénicher la perle rare, le roman que pas un de ses potes ne connaît. Ce sont eux qui font les grands auteurs, eux qui donnent un sens à ce combat effréné contre les fantômes qui nous assaillent.

C’est pour eux, après tout, que nous invitons le monstre de Frankenstein à venir frapper chaque nuit à notre porte.

Voilà. Je ne sais pas ce que je vais écrire la semaine prochaine mais j’essaierai de vous pondre un truc intéressant, pour une fois.

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